La vie privée, la vie pro… La vie quoi !
Le blurring…. Encore un anglicisme qu’on ne comprend pas ? Et pourtant, le concept qu’il renferme est fort intéressant ! Voici nos éclaircissements sur le blurring, ce mal qui hanterait nos quotidiens…
Blurring : une notion nouvelle ?
Une définition shakespearienne…
Le mot “blurring” est issu du verbe anglais “to blur”, à savoir “brouiller, estomper, troubler, flouter”. Il implique un trouble significatif de la vision et l’incapacité à distinguer ses repères. WordReference définit d’ailleurs le terme ainsi : “brouillage de repères, flou”.
… pour un concept bien français !
Contrairement à ce qu’on pourrait le penser, le terme n’est pas issu d’une étude sociologique délivrée par Harvard : il n’existe qu’en France. Il est largement diffusé par une étude Ipsos : Blurring vie pro/vie perso – les cadres, nouveaux maîtres du temps qui fait l’éloge un peu flippant du “super-cadre” qu’il produit, sorte de surhomme hyper performant au travail.
Une infographie créée par Edenred va plus loin et rend le concept inéluctable en le définissant ainsi :
Le blurring correspond à un effacement progressif de la frontière entre vie professionnelle et vie privée.
De son côté, Cadréo l’annonce comme le mal du siècle le présentant comme une maladie aux symptômes dangereux…
Qui croire ?
Le blurring à la Kim Kardashian
Kim, elle est dans le blurring tout le temps… Généralement, quand on veut faire une leçon de vie, échanger « en masse » et avoir des considérations sociologiques, Kim Kardashian constitue un bon sujet de conversation… Rien que par principe.
Le blurring, c’est pratiquement exactement ce qui arrive à Kim Kardashian tous les jours : elle dort, elle mange, elle “shoppe”, elle siffle en travaillant. En effet, sa vie privée est un outil de travail. Son travail, c’est sa vie.
Il était une fois la frontière rigide entre vie pro / vie privée…
Le développement du voyeurisme et la scénarisation de l’intime (téléréalité – volonté de mettre en scène sa vie sur les réseaux sociaux – effacement de la frontière entre vie réelle et vie virtuelle/fantasmée), forts de l’émergence des nouvelles technologies, entrent en confrontation directe avec les cadres rigides sociaux et professionnels qui ont été mis en place au cours du XXe siècle.
Il était bon le temps où tu te pointais de 9h00 à 17h00, pour te caler dans ton petit cubicle personnel, en costard gris anthracite (avé la cravate) pour répondre au téléphone toute la journée et caler tes pieds avec des dossiers papier qui s’empilent à l’infini… Non ?
Dans les organisations d’entreprises classiques et bien huilées (normées), pas de blurring possible. À peine passé le pas de porte de l’espace de travail, le salarié est dédié à 100% à la tâche qui lui incombe. Les problèmes familiaux et les événements de vie n’y ont pas leur place (Ndlr : Hey, salut convention collective, merci d’être là… Ou pas.).
Dans les modèles les plus extrêmes, le rapport humain en entreprise est dénué d’empathie, d’émotion et d’humanité.
… ce qui a obligé l’homme à repenser l’organisation du travail
Le XXIe siècle s’est ouvert sur 2 constats majeurs :
- L’échec de l’organisation de l’espace en open space s’est avéré. La précarité s’est installée dans la vie professionnelle et laisse place au développement croissant du travail indépendant. Ces deux vecteurs de la déshumanisation de l’entreprise ont poussé les décideurs à réfléchir à de nouvelles solutions d’organisation.
- L’émergence de nouveaux modes de travail a fortement transformé le fonctionnement des entreprises et de leurs salariés. Plus flexibles et adaptables aux changements, dans une position d’anticipation et de préparation stratégique, capables de répondre présent à tout moment…
Le blurring : définition actuelle
Oulala… Et donc, le blurring c’est une maladie moderne ?
La révolution digitale et les évolutions du Web 1.0, 2.0 et 3.0 ont créé un tout nouveau type de travailleur : le salarié hyper-connecté. Parce qu’il maîtrise un nombre incroyable de supports divers (ordinateurs portables, tablettes, smartphones…), il est soumis à un flux constant d’informations. Et, il gère le flux ininterrompu de sa vie privée comme il gère celui de sa vie professionnelle.
Certaines entreprises et certains managers, particulièrement dans les grands groupes ou dans les structures fortement compétitives, testent et jugent de la qualité du salarié à sa réactivité et sa capacité d’omniscience.
Ainsi, selon certains spécialistes, le stress généré par cette hyperconnexion mène fatalement au burn out. Avec tous les outils à sa disposition, le travailleur n’a plus aucune excuse pour ne pas être performant et productif, jusqu’au point de se trouver à confondre les deux sphères pro et privée.
En outre, les cadres et les managers sont les plus grandes victimes de ce mal du travail. Peu surprenant quand on sait qu’ils sont soumis à davantage de changements d’emploi du temps, à des doses de travail conséquentes, à plus de réunions, à de déplacements. Leur statut dans l’entreprise (responsabilités, réflexions stratégiques, gestion d’équipe…) leur impose un temps de présence prolongé.
Le professionnel, c’est nocif pour la santé ?
Le cabinet Page Group a publié en 2017 une étude, mettant en avant les faits suivants :
- 71% des salariés utilisent leurs propres appareils à des fins professionnelles ;
- 55% des entreprises françaises donnent des smartphones à leurs salariés ;
- 78% des managers sont sollicités par leur travail en dehors de leurs horaires professionnels ;
- 3 salariés sur 4 consultent leurs e-mails ou répondent à des appels professionnels en dehors de leur temps de travail ;
- 48% travaillent pendant leurs vacances…
Ces données montrent davantage la propension du salarié à être connecté pour le compte de l’entreprise qu’il ne révèle sa volonté de marquer la frontière. Néanmoins, toujours selon l’étude de PageGroup, 66% des personnes équipées jugent que les objets connectés ont un effet sur leur équilibre de vie. 41% jugent qu’il est négatif.
Les impacts désignés peuvent être multiples : vie sociale et vie de famille négligées, stress, divorces, santé en déclin, perte de repères, dépressions, suicides…
Et donc, le blurring : on en parle ou c’est une blague ?
Face à ce mix d’idées anxiogènes et biaisées, on a du mal à se prononcer…
Mais lorsque l’on prend du recul, l’idée est essentiellement l’effacement des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Et pour beaucoup, cela n’est pas connoté si négativement.
En effet la frontière entre les deux n’existe pas depuis si longtemps : il ne nous vient pas à l’idée de parler de blurring pour désigner le mode de vie d’un boulanger qui se lève à 4h du matin ni encore celui d’un artisan qui a installé son atelier au sein de son espace de vie privée. On n’en parle pas pour les médecins, les stars de cinéma ou les artistes qui travaillent la nuit.
Sous la QVT, le blurring exactement…
Le monde du travail a donc changé de visage ces dernières années : le télétravail / le travail à distance / le cohoming, le coliving… On a vu arriver des modèles “disruptifs” (Ndlr : hahaha !) comme celui de Google qui vise sciemment à attacher l’employé à son espace de travail au moyen d’incentives (motivations) et de cadres de vie professionnels stimulants.
Dans ces nouveaux modèles, on reconnaît que le bien-être est intimement lié à la productivité d’une équipe.
Pour rappel, on parle de QVT pour désigner l’ensemble des moyens et dispositions mettant le salarié dans les conditions adéquates pour bien travailler. Cela implique des dimensions comme l’environnement de travail (organisation de l’espace, positionnement dans la ville et accessibilité des transports), l’extra-professionnel, le soutien managérial mais également toute mesure œuvrant pour le bien-être global du salarié.
Ainsi pour certains, le blurring mettrait en danger l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et viendrait brouiller un équilibre déjà fragile. Il remettrait ainsi en cause l’intégrité du salarié et sa capacité à fournir un travail de qualité.
Le blurring, un mal du siècle ?
Le blurring et générations au travail
La génération X
Les directeurs, managers et cadres, activement impliqués dans les orientations de l’entreprise et appartenant à la génération X (celle qui n’est pas née avec Internet et a du apprendre à maîtriser les outils digitaux) peuvent souffrir d’un effacement des frontières pro/perso.
Le cas de la génération Y
La caractéristique majeure de la génération Y est son sens aiguisé et son goût pointu pour les nouvelles technologies. Elle a développé une relative aisance, ce qui la conduit justement à consommer des quantités massives d’information (parfois excessivement). Le syndrome FOMO (agl. “Fear Of Missing Out”, peur de rater une information capitale) en est la preuve.
Les symptômes du blurring : savoir en reconnaître les signes
On peut retenir deux symptômes causés par le blurring : l’hyperconnexion et le présentéisme.
L’hyperconnexion
Les appareils fournis par l’entreprise ou les personnels utilisés à des fins professionnels peuvent pousser à l’hyperconnexion.
Le travailleur est constamment exposé aux informations et demandes de son entreprise. Ainsi, il peut travailler n’importe où et n’importe quand, puisqu’il est disponible de manière (quasi-) permanente. Une telle disponibilité implique également une bonne réactivité.
Si cela est tout à fait légitime pendant les heures de travail, cela peut avoir des effets pervers sur son intégrité physique et son état mental.
Le présentéisme
Le présentéisme est un néologisme, désignant la présence excessive d’un individu sur son lieu de travail. Quand certains justifient cela par une charge de travail surabondante (ce qui pourrait s’avérer légitime), d’autres ont peur du paraître que pourrait provoquer un départ aux horaires de fin. Lors d’un départ à 17:30, ou d’un imprévu, il n’est pas anodin d’entendre des remarques de cet acabit…
“Alors, t’as posé ton après-midi ?”
– Gégé du service comptabilité, 25 ans de boîte.
Pas très drôle…
Le présentéisme apparaît ici être un moyen de sauver la face devant les collègues, sans pour autant être un signe de productivité.
Les conséquences
Les conséquences les plus récurrentes sont les suivantes :
- Impression de ne jamais décrocher du travail,
- Perte d’efficacité et déclin de productivité
- Repos altéré : rythme de sommeil irrégulier,
- Peu de temps consacré à la vie sociale, familiale…
- Isolement professionnel
- Confusion entre les sphères privée et professionnelle
- Interruption durant les temps de loisirs
- Pression psychologique, stress chronique, charge mentale…
Les conséquences peuvent être encore plus dramatiques : d’autres maladies du travail, plus sérieuses, peuvent faire leur apparition. À titre d’exemple, le burn-out (épuisement physique et psychologique suite à une surcharge de travail) ou le brown-out (découragement professionnel, perte de sens et incompréhension sur son rôle et les missions…).
Finalement, le blurring, n’est-ce pas surtout une question d’équilibre personnel ?
Tout est question d’équilibre
On théorise depuis très longtemps le rapport vie professionnel / vie personnelle. Certaines théories, comme celle de la roue de la vie, envisagent l’équilibrage général de nos piliers de vie.
Le concept est inventé par Paul J. Meyer. La roue de la vie est un diagramme séparé en 6 à 7 axes, représentant les domaines qui constituent nos piliers de vie. Le but ? Faire l’effort conscient de maintenir un équilibre entre chacun.
Selon Meyer, nos piliers de vie sont :
- la famille / vie sentimentale,
- la vie professionnelle / les finances,
- Vie sociale et loisirs,
- la santé,
- l’éthique,
- l’éducation…
Le diagramme est gradué selon le niveau d’attention et d’importance que l’on dédie personnellement à chaque domaine.
Par ailleurs, là où ça devient intéressant, c’est quand on considère que l’un ne se maintient pas sans l’autre. Du maintien de cet équilibre global dépend l’intégrité de chaque pilier de vie. En conséquence, ton hygiène de vie globale, l’attention que tu y portes et la volonté que tu y appliques, activent ta capacité à répondre présent dans chaque domaine de ta vie, même le travail.
Faire valoir son droit à la déconnexion
Controversée, reconnue et médiatisée pour ses vives contestations, la nouvelle loi Travail fait partie d’une des mesures phares du gouvernement actuel. Le droit à la déconnexion fait partie de cette loi.
Le droit à la déconnexion est un élément de loi permettant aux salariés de se déconnecter de leur espace de travail en dehors des horaires de travail. Cela implique qu’ils ne sont pas dans l’obligation de répondre à leurs mails, réaliser des travaux…
Ainsi, les salariés peuvent mieux concilier les sphères privées et professionnelles sans intrusion tierce. Louable de prime abord, cette mesure continue pourtant à susciter de vives réactions. Ceci notamment face à la difficulté de sa mise en application dans l’entreprise. Beaucoup doutent de son efficacité.
Mieux gérer son rythme de travail
Enfin, le plus dur n’est pas de travailler et répondre présent : c’est de rester dans de bonnes dispositions. Il s’agit donc de retrouver des bonnes habitudes et un bon rythme de travail.
De l’avenir pour le blurring ?
Malgré ceux qui le voit négativement, le blurring tend à gagner du terrain. Cela pour des raisons multiples.
Bien sûr, les évolutions technologiques sont constantes et la connectivité encore et toujours plus grande. L’aspect intrusif qu’elles portent est un sujet à délibérer personnellement.
Les nouvelles organisation du travail et les phénomènes qu’elles engendrent : le flex-office, le travail nomades, le développement de l’activité de freelance… prennent le pas sur les modèles classiques et offrent des solutions différentes. Heureusement, ces solutions proposent autre chose qu’un cadre de travail classique et travaillent avec minutie à effacer les anciennes frontières pour le plus grand bien-être des travailleurs.
Et tout cela rend possible le travail-passion dans lesquels les sphères professionnelles et personnelles vont inévitablement s’entremêler… Pour le plus grand bonheur de tous !